
Mais Thèbes n’est pas née, un beau matin, des songes des dieux même si elle fut la patrie du grand dieu dynastique
Amon le Caché à qui, selon un rituel remarquablement bien orchestré, l’on rendait les honneurs qui lui étaient échus par des prières chantées le matin et le soir :
« Les portes de ce haut lieu sont ouvertes, la chapelle du palais est grande ouverte. Thèbes est en fête, le ciel et la terre crient leur joie…. Amon s’unit à l’horizon du ciel, il apparaît à l’Occident dans sa gloire… son cœur est plein de joie… sur terre, ton fils Horus, le Pharaon, le Taureau puissant aimé de Maât, est assis sur son trône,… puisses-tu l’aimer et le vénérer pour l’éternité. »
Thèbes a eu une histoire avant la glorieuse hégémonie du
Nouvel Empire et l’on peut dire, en lisant cette histoire, que rien ne la prédestinait à tant de suprématie.
Durant l’époque fastueuse de l’
Ancien Empire, le
nome thébain n‘était qu’un nome parmi tant d’autres, la royale
Memphis s’occupant d’abriter derrière ses murailles la capitale de l’Empire. Dans la province thébaine, deux cités se disputaient les faveurs de ses habitants : Hermonthis sur la rive occidentale patronnée par Montou, faucon céleste et taureau fertile. Sur la rive orientale, Karnak était protégée par Amon. Puis se fut la
Première Période Intermédiaire, période de troubles et d’incertitude politique durant laquelle les
Pharaons se succédèrent sans vraiment avoir le temps de gouverner et abandonnèrent des rênes de plus en plus lâches en faveur des nomes qui devinrent autant de petits états dans l’Etat.
La reprise en main d’un empire qui tendait à l’éclatement s’opéra par la Sud et ce furent de rudes guerriers venus de Thèbes qui montèrent sur le trône d’Egypte et réunifièrent les Deux Terres. La réunification totale fut réalisée par Montouhotep II (nom donné en l’honneur du grand dieu guerrier Montou), Pharaon qui ouvrit l’ère du
Moyen Empire.

Lorsque la dynastie des Montouhotep s’éteint avec Montouhotep IV, ce fut son vizir, Amenemhat qui devint roi et ouvrit l’ère des Pharaons placés sous la protection d’Amon. Paradoxalement, la capitale fut déplacée à Licht au Sud de Memphis. La succession des Sesostris et des Amenemhat de souche thébaine n’empêcha nullement ces pharaons de préférer la province du Fayoum et de révérer le dieu
Sobek (Amenemhat III) tandis qu’à Thèbes, Amon devenu roi des dieux preçait lentement tant sur le plan religieux que politique.

Cependant l’Histoire se répète et à la mort d’Amenemhat IV la situation se dégrade. Une femme, Neferousobek, monte sur le trône et à son décès commence la
Deuxième Période Intermédiaire, nouvelle période de troubles, qui vit s’affronter deux pôles opposés : les Hyksos, envahisseurs étrangers venus d’Asie placés en concurrence avec les princes thébains de la dynastie XVII. La réunification viendra une nouvelle fois du Sud et de Thèbes sous le commandement de Kamose qui refoule les Hyksos, puis d’Ahmosis qui reprend Memphis et Avaris.

Ahmosis, fondateur de la dynastie XVIII laisse à sa mort le trône à Amenhotep I, nommé d’après Amon et qui inaugure la longue succession des Amenhotep du Nouvel Empire.

Dès lors, Amon commence à envahir le devant de la scène religieuse. A Karnak, les prêtres thébains lui associent une parèdre,
Mout et un fils
Khonsou. Petit à petit, au sein du grand sanctuaire, les usages cultuels fixent le quotidien religieux et sont mises en place de grandes festivités que nous étudierons un peu plus loin, les belles fêtes d’Opet et de la Vallée qui voient défiler à travers la Ville en liesse la triade thébaine dans son plus grand apparat.
Les débuts glorieux de la dynastie XVIII n’ont de cesse de transformer la ville de Thèbes en une capitale d’empire, digne rivale d’
Héliopolis qui s’arroge progressivement les prérogatives du grand dieu créateur de ce foyer religieux,
Rê. En effet, on n’hésite pas à invoquer les faveurs d’Amon dans la remarquable mise en scène de la théogamie. Et si, en définitive, ce recours est nécessaire pour légitimer une accession au trône quelque peu litigieuse (Thoutmosis IV ou
Hatchepsout), il n’en reste pas moins qu’Amon, le Caché, devient l’unique créateur du futur Roi appelé à régner sur l’
Egypte.

Mais, tout au long du
Nouvel Empire, Amon étend son pouvoir bien au-delà des portes de Thèbes. Il porte sa puissance jusque dans la
Basse-Egypte, à Memphis où il préside aux Châteaux des Dieux et, à l’opposé, il investit le Sud lointain de la Nubie aurifère où l’on édifie des temples en son honneur.
Amon est donc devenu le Chef suprême du panthéon égyptien, il supplante Rê d’Héliopolis et
Ptah de Memphis sans pour autant les évincer, les prêtres savants de Karnak élaborent pour ce dieu présent en toute chose mais caché aux regards une théologie non moins savante. Et les vocables se succèdent pour louer sa puissance : «
Roi des dieux, maître du ciel », «
Maître des trônes du Double-Pays », «
Celui qui réside à ses chapelles » notamment à Louxor.
Les architectes de Karnak et Louxor concrétisent avec magnificence les désirs et ordres des Pharaons successifs qui n’ont de cesse, les uns après les autres, d’agrandir, de modifier, d’embellir le sanctuaire, toujours pour la plus grande satisfaction du dieu, souvent au détriment des rois précédents dont les édifications personnelles sont souvent démantelées pour flatter l'ego d'un Pharaon un peu plus mégalomane que les autres.

La crise atonienne qui propulse
Aton sur le devant de la scène politique religieuse, laisse dans une ombre toute relative le grand dieu dynastique. Si Amenhotep/Akhenaton ne jure que par et pour Aton, le Disque solaire, dans sa belle ville d’
Akhetaton, à Thèbes, les prêtres d’Amon et une bonne partie de la population égyptienne restent sourds à ce nouveau dogme qui perturbe les esprits. Un fois le danger atonien écarté, Amon reprend le flambeau et continue d’investir les futurs Pharaons.
Ramsès II, le Grand des Grands, abandonné au plus sombre de la bataille de Kaddesh, s’en remet à son père Amon qui entend ses prières et lui porte l’aide divine dont il avait besoin.
Amon est omniprésent, certes, mais les prêtres qui agissent en son nom deviennent de plus en plus pressants et gourmands.

Le règne de Ramsès III, affaibli par un complot de harem et par des invasions aux frontières, préfigure une longue période où guerres intestines, pillages de sépultures et risques latents aux portes de l’Empire deviennent autant d’atouts en faveur de la mainmise du clergé amonien sur la vie politique. Le gigantesque domaine d’Amon a permis la montée en puissance de familles sacerdotales et à partir de l’époque ramesside, le pontificat tend à devenir héréditaire même si le pouvoir royal tient toujours à donner son assentiment. Sous la dynastie XXI, débute une ère nouvelle, de relative stabilité, où les militaires cumulent les fonctions de Général et de grand prêtre d’Amon. On peut parler alors de régime théocratique localisé sur Thèbes, c’est la période des prêtres-rois : Ramsès XI nomme un militaire, Hérihor, Grand prêtre d’Amon ce qui lui accorde les pleins pouvoirs en Haute-Egypte. Par la suite, le gouvernement de Smendes qui s’installe à Tanis perpétue ce double gouvernement avec le Grand Prêtre Piankhy, successeur d’Hérihor.

Il n’en reste pas moins que Thèbes, la richissime, Thèbes l’opulente, demeure, et ce jusqu’à la domination romaine, le joyau de l’Egypte. Elle tire une bonne partie de son rayonnement de part sa situation géographique : située à quelque deux cent cinquante kilomètres d’Eléphantine, elle ramène à elle de nombreuses denrées exotiques : bois précieux, animaux sauvages, aromates et bien sûr, or divin. Au Nord, Coptos, importante ville portuaire, entretient avec la Ville d’étroits rapports commerciaux dans la mesure où elle se trouve à la croisée des chemins qui partent vers la mer Rouge dont on rapporte les précieuses denrées du pays de Pount : encens, oliban, épices rares, myrrhe et résines diverses. Chemins qui partent aussi vers les gisements du Sinaï (malachite, cuivre) et les oasis (vins doux).

Le clergé amonien tire aussi sa richesse des stupéfiantes donations royales, notamment cet or fabuleux versé par le pays de Pount, le pays de Koush et quelques pays asiatiques. Un exemple révélateur : Thoutmosis III se targue d’avoir versé dans les caisses du temple d’Amon quelque 13 841 kg d’or ! Mais les revenus fonciers d’Amon ne sont pas moins éloquents : la plus grande partie des terres d’Amon sont réparties dans le pays et l’on estime ainsi, pour la période de Ramsès III, à quelque quatre-vingt pour cent de terres offertes par le roi en faveur d’Amon. Les personnes qui oeuvrent pour ces domaines représentent une part non négligeable de la population : d’après P. Grandet, sous Ramsès III, quelque 3 250 000 personnes (l’Egypte abriterait un peu plus de quatre millions d’habitants) seraient dépendantes du domaine d’Amon, chiffres à prendre avec prudence mais qui sont révélateurs de l’incontestable pouvoir de Thèbes sur le reste de l’Egypte. Le temple de Karnak, quant à lui, toujours sous le même Ramsès III, emploierait 81 322 personnes à son service, superviserait une flotte de 83 navires et 65 villes seraient placées directement sous son autorité !

On parle très souvent pour désigner cette Ville incomparable de
Thèbes Est et de
Thèbes Ouest.
Thèbes Est, sur la rive orientale du Nil comprenait le grand complexe de Karnak relié à celui de
Louxor, le palais rituel du roi puis les bâtiments administratifs du vizir (Nouvel Empire, dynastie XVIII). C’est sur cette rive que se déroulaient des fêtes inoubliables dont la
Belle fête d’Opet où l’on assiste à la solennelle sortie d’Amon-Rê, sur sa barque divine, porté en procession vers le domaine de Louxor, son harem méridional afin d’y célébrer son aspect fertile et annonciateur de la crue à venir. Après quelques jours de festivités, la procession entamait le chemin en sens inverse. Mais l’on y célébrait aussi la Belle Fête de la Vallée qui unissait, une fois l’an, les deux rives du fleuve.
Karnak était aussi un immense foyer administratif, centre directeur de tous les autres domaines d’Amon et des complexes funéraires royaux situés sur la rive occidentale.
Thèbes Ouest, sur la rive occidentale, abritait le siège gouvernemental, les complexes funéraires royaux, les Temples des Millions d’Années, ainsi que le Grand champ, cette vaste nécropole où furent inhumés les rois, les reines et les nobles. Sans oublier, bien sûr, le fameux village de
Deir el-Medineh où vivaient les ouvriers et leurs familles chargés de la construction des tombes de la nécropole.
Malgré ce tremplin géographique extraordinaire, au cours du Nouvel Empire, la capitale fut transportée vers le Nord, à Memphis dans un premier temps, puis à Pi-Ramsès. Thèbes continua, cependant, à être le foyer religieux le plus actif et le mieux doté de Kemet.
Voir Photo de Thèbes orientale et Thèbes occidentale